Conquête spatiale: Enjeu scientifique ou géopolitique?
octobre 1, 2024 | by Lysandre Chaabi
La conquête spatiale est devenue au fur et à mesure du 20ᵉ siècle un enjeu majeur de la guerre froide. Le monde était alors piégé dans ce conflit qui opposait les États-Unis à l’Union soviétique. Les deux puissances avaient vu dans la conquête spatiale un moyen d’affirmer leur statut vis-à-vis de l’autre. Plus de 30 ans après la chute de l’Union soviétique, la conquête spatiale est aujourd’hui un enjeu majeur de la politique de nombreux pays. Une question persiste tout de même : l’exploration spatiale est-elle encore une quête purement scientifique ou reste-t-elle avant tout un levier de puissance permettant d’affirmer son rang sur la scène internationale ?
Aux origines :
La conquête spatiale est devenue un enjeu important au sortir de la Seconde Guerre mondiale. En effet, les alliés découvrirent des plans nazis prévoyant de lancer des missiles depuis le ciel nommés V2. Les plans de ces missiles furent récupérés par les puissances victorieuses et inspirèrent la conception des bombes atomiques mais également des lanceurs spatiaux. Les États-Unis et l’Union soviétique, désormais concurrents, virent dans l’espace un moyen de promouvoir leurs idéologies. C’est ainsi que la course à l’espace commença.
C’est l’URSS qui lança les hostilités en octobre 1957 en envoyant le premier satellite en orbite autour de la Terre, nommé « Spoutnik ». Les Soviétiques prirent une avance considérable sur les Américains, en envoyant, seulement un mois après la mise en orbite de « Spoutnik », un être vivant dans l’espace, la chienne Laïka. Le meilleur était encore à venir pour l’URSS. Le 12 avril 1961, Youri Gagarine devint le premier homme à voler dans l’espace. À son retour, l’URSS devint, aux yeux du monde, un pays de prouesse technologique. Khrouchtchev, premier secrétaire du parti communiste soviétique, vit dans cet exploit un moyen d’affirmer l’idéologie communiste aux yeux du monde. Devant près d’un million, peut-être un million et demi de Moscovites venus sur la place Rouge, le dirigeant communiste s’exprima d’abord aux citoyens du monde. Il chercha à prouver que seule l’idéologie communiste pouvait réaliser de tels exploits, déclarant même que « Ce vol a fait voir une fois de plus au monde entier les possibilités illimitées du génie d’un peuple libre ». Il n’hésita pas non plus à critiquer le capitalisme et les États-Unis, les comparant à des stratèges militaires qui « prophétisaient à l’époque une défaite imminente des « armées de va-nu-pieds », comme ils disaient », ajoutant « Où sont-ils maintenant, ces stratèges malencontreux ! »
De l’autre côté de l’Atlantique, les États-Unis se retrouvèrent très fragilisés par ces exploits soviétiques. L’idéologie communiste devenait aux yeux du monde une idéologie crédible. L’idéologie américaine, elle, était fragilisée par les débuts difficiles de la NASA. En effet, le pays ne parvenait pas à envoyer des modules dans l’espace et voyait l’orbite terrestre envahie par des satellites soviétiques. Les États-Unis, à cause de ce retard, craignaient également d’être atteignables depuis l’espace par des armes soviétiques lancées en orbite. Cependant, l’arrivée de John Fitzgerald Kennedy en 1961 changea tout. Ce dernier fit de la course à l’espace sa priorité. Le 12 septembre 1962, il prononça un discours qui marqua l’histoire. C’est lors de ce discours qu’il lança le programme Apollo, convainquant des Américains pourtant sceptiques que le pays réaliserait le plus grand exploit de l’histoire de l’humanité. Kennedy reconnut que l’URSS avait pris de l’avance en envoyant un homme dans l’espace, mais déclara une phrase désormais mythique : « We choose to go to the Moon ».
Il y eut un avant et un après ce discours de Kennedy. Les États-Unis rattrapèrent rapidement leur retard. La course entre les deux pays devint insoutenable. Le 20 février 1962, un astronaute américain effectua trois fois le tour de la Terre en orbite, et ce, en moins de cinq heures. En mars 1965, un astronaute soviétique effectua une première sortie dans l’espace. Quelques mois plus tard, les Américains accomplirent le même exploit. À la même époque, les Américains commencèrent à envoyer des sondes pour étudier le système solaire et, avec le programme Mariner, des sondes survolèrent Vénus en décembre 1962 et Mars en janvier 1965. Durant cette même année, les États-Unis dépassèrent l’URSS au nombre de satellites en orbite autour de la Terre (230 contre 270). Pendant ce temps, le programme Apollo se développait avec plus ou moins de réussite. Apollo 1 vit trois astronautes américains perdre la vie à bord de la fusée à cause d’un incendie. Cependant, le projet ne s’arrêta pas là et permit aux États-Unis de se rapprocher du Graal. Apollo 7 permit aux astronautes d’effectuer un séjour de 10 jours en orbite autour de la Terre, tandis qu’Apollo 8 réussit à voyager dans l’orbite lunaire.
Le 20 juillet 1969, les États-Unis et Neil Armstrong mirent le pied sur la Lune. Le projet fou de Kennedy, assassiné depuis, vit enfin le jour, et l’Amérique entra dans l’histoire. Cet exploit américain précipita la chute du communisme dans le monde. Le « monde libre » dont parlait Khrouchtchev, incarné par les États-Unis, avait réussi le plus grand exploit de l’histoire de l’humanité.
L’URSS, victime de ses dépenses excessives dans cette course à l’espace et dans son armée, s’effondra peu à peu avant de disparaître en 1991. La victoire américaine, tant sur le plan scientifique que géopolitique, était totale.
Où en sommes-nous aujourd’hui ?
La course à l’espace n’est plus au cœur de l’actualité mondiale. Depuis 1969, le monde n’a pas reproduit un exploit capable de rassembler l’humanité devant ses télévisions. L’aspect scientifique semble avoir pris le dessus dans la conquête spatiale. Un symbole de cela est le projet de l’ISS (International Space Station), rassemblant des scientifiques du monde entier. Plusieurs nations financent ce projet visant à faire des expériences dans l’espace, et de nombreux pays/continents y ont leurs propres laboratoires. Un symbole de cette priorité scientifique est la cohabitation d’astronautes américains et russes à bord de l’ISS. Les deux pays, anciennement rivaux, partagent désormais un même objectif : faire avancer la science.
L’Europe, elle aussi, s’est tournée vers l’espace, notamment en misant sur la collaboration des États européens entre eux. La création de l’Agence spatiale européenne (ESA) en 1975 a permis de structurer la coopération spatiale européenne autour de programmes facultatifs, où les États membres participent selon leurs intérêts. Un grand nombre de succès ont découlé de cette coopération, notamment dans les domaines des lanceurs avec Ariane, de l’observation de la Terre avec ENVISAT, et de la météorologie avec METOP. Le développement des lanceurs Ariane a connu un succès notable, avec plus de 100 lancements réussis d’Ariane 5 jusqu’en 2019.
La collaboration entre les États-Unis et l’Europe devrait s’intensifier dans les années à venir. L’ISS se fait vieille et coûte trop cher à entretenir. Les États-Unis et la NASA ont donc lancé le projet « Starlab » censé remplacer l’ISS en 2031. La station, qui sera lancée par SpaceX, nécessitera le support européen. En effet, les États-Unis cherchent à convaincre le Canada et le Japon de continuer à financer le projet, et la présence de l’Europe pourrait les convaincre. De plus, les compétences européennes sont intéressantes techniquement pour les États-Unis. Beaucoup de technologies européennes pourraient continuer à être utilisées, telles que le module Columbus et la plateforme de chargement Bartolomeo construits par Airbus via l’ESA pour l’ISS ou encore l’ATV construit par ArianeGroup, toujours via l’ESA, pour approvisionner l’ISS en équipements et consommables. De plus, la société Voyager Space a choisi Airbus comme partenaire dans ce projet lancé par la NASA, pour réaliser le module habitat.
Une nouvelle « guerre des étoiles » ?
Toutefois, malgré les réussites scientifiques issues des collaborations spatiales, la géopolitique continue de jouer un rôle clé et semble redevenir, plus que jamais, le moteur principal de la nouvelle course à l’espace.
À l’image de la situation géopolitique mondiale, beaucoup de pays contestent l’hégémonie américaine. C’est notamment le cas de la Chine ou encore de l’Inde. Ces nations savent pertinemment que réussir des exploits scientifiques dans l’espace aurait des répercussions géopolitiques majeures sur Terre.
Le projet de la Chine est de devenir une superpuissance spatiale d’ici 2045. Pour ce faire, la Chine a drastiquement augmenté ses dépenses dans le domaine spatial. Ces dépenses sont passées de 3 milliards de dollars canadiens en 2022 à 19,5 milliards de dollars canadiens en 2023. Ces investissements ont d’ailleurs porté leurs fruits puisque la Chine a déjà accompli plusieurs missions. Elle est devenue le premier pays à se poser sur la face cachée de la Lune et a rapporté des échantillons en juin dernier. Le pays a également lancé sa propre station spatiale, nommée « Tiangong », en orbite en 2021. L’ISS devant disparaître en 2031, la station spatiale chinoise sera, pour le moment, la seule station en orbite. La Chine n’avait d’ailleurs jamais pu envoyer d’astronautes sur l’ISS en raison des craintes des États-Unis de voir le pays voler des informations et des technologies. La Chine prévoit également d’envoyer des astronautes sur la Lune, d’explorer une des lunes de Jupiter (Callisto) et d’effectuer un survol d’Uranus dans un futur proche. La Chine a aussi le projet de créer la « route de la soie spatiale ». Le système chinois de navigation par satellite BeiDou, une alternative au GPS, compte 45 satellites en orbite et 120 stations terrestres. Ce projet, initialement réalisé à des fins militaires, pourrait connecter le monde entier à la 5G. Il suscite des inquiétudes en Occident, notamment au Royaume-Uni, qui craint que la Chine n’espionne ses citoyens.
La Chine a également pour ambition de créer une station de recherche lunaire internationale (ILRS) en collaboration avec la Russie. D’ici 2050, l’ILRS devrait être pleinement fonctionnelle pour la recherche lunaire, et ses plateformes de lancement lunaires devraient permettre de réaliser des missions interplanétaires avec équipage. La Chine a su convaincre 10 autres pays de rejoindre ce projet. Dix pays se sont engagés à participer à l’ILRS : le Venezuela, l’Azerbaïdjan, la Russie, l’Égypte, la Thaïlande, le Pakistan, la Turquie, la Biélorussie et l’Afrique du Sud.
La Russie, quant à elle, veut à nouveau concurrencer les États-Unis dans le domaine spatial. Elle avait pour ambition de quitter le projet de l’ISS en 2028, mais la guerre en Ukraine a poussé Vladimir Poutine à se désolidariser du projet en 2024. En plus de son partenariat avec la Chine, la Russie veut créer sa propre station spatiale, nommée « ROSS ». En août 2022, la Russie annonçait un projet en deux phases pour cette station, avec une première étape prévue entre 2025 et 2030, et une seconde avant 2035. Bien que ce projet soit particulièrement coûteux, Moscou dispose du savoir-faire technique acquis pendant la guerre froide. De plus, dans les régimes autoritaires, les considérations financières prennent souvent une place secondaire.
L’Inde et le Brésil cherchent également à s’affirmer comme des puissances spatiales. Les deux nations veulent lancer leurs propres stations spatiales dans les années à venir. L’Inde souhaite, à travers ce projet, limiter l’influence chinoise en Asie, tandis que le Brésil souhaite profiter de sa localisation, idéale pour le lancement de fusées. C’est d’ailleurs pour cette raison que l’Union européenne a choisi la Guyane française comme site de lancements.
De l’autre côté de l’Atlantique, les États-Unis voient d’un mauvais œil l’émergence de ces puissances. Le pays a également lancé des programmes spatiaux ambitieux destinés à affirmer sa souveraineté. Le budget consacré au domaine spatial augmente chaque année, et la Maison Blanche se dit prête à investir 25 milliards de dollars en 2025 dans ce secteur. Cette augmentation budgétaire a permis à la NASA de lancer le projet Artémis, censé ramener les hommes sur la Lune en 2026. Ce projet, portant le nom de la sœur d’Apollon, verra pour la première fois une femme poser le pied sur la Lune (ainsi qu’un homme de couleur). La NASA a également noué des alliances avec des entreprises privées comme SpaceX afin de mener à bien ces projets. Ces partenariats lui permettent de financer le matériel nécessaire à la mise en œuvre de ces missions. Cap Canaveral, le site de lancement spatial américain, est d’ailleurs équipé d’un lanceur SpaceX. Les Américains sont également déterminés à remplacer l’ISS, comme mentionné précédemment, afin de ne pas laisser ce privilège à la Chine.
En apparence, la nouvelle course à l’espace semble donc guidée par des ambitions scientifiques et des avancées technologiques. Cependant, en coulisses, c’est bien la géopolitique qui mène la danse. Les grandes puissances se livrent à une bataille silencieuse pour dominer cet ultime terrain de jeu, où chaque succès spatial renforce l’influence terrestre. Officiellement tournée vers la recherche et l’exploration, cette compétition masque une réalité plus brutale : le ciel est devenu le nouvel échiquier où se dessinent les rapports de force mondiaux. La conquête de l’espace, jadis un rêve collectif, est désormais le théâtre d’un affrontement pour la suprématie globale. Cela montre une fois de plus que l’humanité partage des rêves communs, mais semble incapable de les atteindre sans se diviser. Comme l’avait dit Philippe II de Macédoine, père d’Alexandre le Grand, il faut savoir diviser pour mieux régner, et ceux même au-delà de nos frontières terrestres.
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